L’Europe et ses intelligentsias ont pris pour habitude d’adopter
prestement tout ce qui venait des États-Unis. Tout ce qui finit par ing fait l’objet d’une adulation immédiate. Il semblerait cependant que l’on ait un peu de mal avec le seul ing qui compte : le thinking.
Lorsque la manipulation venue d’Amérique – qui frappe aussi leurs
propres citoyens – invite à croire que la vie privée n’est plus à la
mode et que le top de la hype est le dévoilement de soi dans
une publication effrénée et sans pudeur… nous y cédons en masse, chacun
de peur de ne plus être en phase avec la modernité ambiante. Sur
Facebook, la vie privée est une option, découpée en plus d’une centaine
de critères qui varient de mise à jour en mise à jour. Il faut être
ingénieur système pour en maîtriser l’arborescence volatile ; c’est
pourquoi, comme le souhaitent les initiateurs du service, c’est la
configuration par défaut, elle aussi changeante, qui est majoritairement
conservée. Au lieu de partir du secret absolu comme réglage de base,
que l’utilisateur pourra ouvrir à sa façon, c’est l’inverse, il faut
accomplir toutes sortes d’efforts pour se protéger. Et chaque évolution
du service conduit à plus de dévoilement forcé. Le petit f, que l’on voit encore partout, signifie-t-il autre chose que flicage ?
L’ahurissante naïveté de la fraternelle des pigeons incrits de bon cœur
sur ces réseaux sociaux américains est consternante. Elle a pour
équivalent la candeur des fumeurs de tabac dans les années 60.
Comme c’était cool, la cigarette au bec avant la première radio des
poumons ; comme c’est moderne aujourd’hui d’avoir son profil avant de
s’apercevoir que le dévoilement de sa vie privée se retourne contre soi.
Il faut voir comment les marques commerciales, les médias, les
pouvoirs publics, y compris les personnalités politiques, les ont
adoptés. Il était pathétique, ici, lors de la dernière campagne
présidentielle, de voir nos candidats défendre leur belle idée de la
France sur Facebook, Twitter et Youtube. Désormais, le site de la
Présidence de la République française, www.elysee.fr, invite sur sa page d’accueil à s’inscrire sur Facebook pour l’aimer…
Ce que 68 473 personnes ont fait au moment où j’écris ces lignes. Ce
qui n’est pas mal pour un pays de 66 millions d’habitants. C’est juste
un peu moins que les 1 600 000 fans de la délicieuse Danette sur le même
réseau social. En revanche, Danette n’a pas encore de siège au Conseil
de Sécurité des Nations unies. Un partout. Le ministère de la Culture
célèbre la création numérique nationale en ouvrant un blog sur le
service américain Tumblr.com, alors que le premier réseau social de
blogs en France est français… Mais peut-être que payer ses impôts et
respecter la vie privée n’est pas assez tendance… Si parfois Aurélie
sauve l’honneur, la nouvelle donne est la soumission. Les élites
politiques en donnent l’exemple. Jusqu’à quand l’acceptera-t-on ?
Mark Zuckerberg, le brillant fondateur de Facebook, a d’ailleurs
proclamé la fin de la vie privée et institué la transparence permise par
son réseau comme la nouvelle norme sociale. Le même Zuckerberg, surpris
par les réalisateurs d’un documentaire sur l’Internet à la sortie de
son domicile, a surtout souhaité ne pas être filmé, ni enregistré. Are you guys recording ? Will you please not ?
Avec l’argent provenant du dévoilement de la vie privée d’autrui, dont
peut-être la vôtre, Mark vient d’acquérir pour 44 millions d’euros les
quatre maisons adjacentes à sa propriété. Personne qui ne soit de son
choix ne l’entendra éclater de rire en regardant sur son service les
profils, bien mis à jour, de plus d’un milliard de candides.
Pierre Bellanger, La souveraineté numérique. Stock janvier 2014.
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