(…) L’opérateur de télécommunications doit abandonner son rôle
d’opérateur de télécommunications pour celui de fournisseur au service
des nouveaux opérateurs de télécommunications : les résogiciels. En tant
que fournisseur, il sera mis en compétition avec des concurrents de
même nature et avec les réseaux déployés par ses clients. Il affrontera
cette situation en améliorant la qualité de son réseau, en dégradant sa
marge, en concluant des alliances afin d’accroître sa taille et en
investissant sur des marchés émergeants non encore sous la tutelle des
résogiciels et qui attendent qu’il y développe les infrastructures.
L’opérateur gérera le calendrier de sa récession qu’il coordonnera avec
la démographie de l’entreprise (les départs en retraite sur une
décennie). Il emploiera les artifices règlementaires à sa disposition
pour maintenir ses positions et ses ressources, voire les améliorer
temporairement : financement par les collectivités locales des zones
déficitaires réglementation tarifaire moins contraignante sur la fibre
par rapport au cuivre, marginalisation progressive des opérateurs
entrants, etc…
Au
terme de ce processus, l’entreprise, réduite, se mettra dans l’orbite
d’un acteur dominant du résogiciel, probablement américain (ce qui sera
préfiguré par des accords de coopération l’éviscérant de sa valeur mais
qui seront fièrement présentés) ; ou se verra démembrée (les portions
rentables investies par des fonds, le reste sous perfusion publique) ;
soit, enfin, intégrera une alliance subventionnée de fournisseurs
européens. Dans l’intervalle, l’entreprise est exemplaire. L’inertie
entre son déclin et sa manifestation adoucit le processus. Elle répond
ainsi aux attentes financières à court terme.
Ce destin là ne
nécessite aucune prise de décision particulière, aucune prise de risque.
Ce n’est pas une décision, c’est une pente. Mais cette résignation ne
sera pas exprimée : un habillage cosmétique donnera le change. Une mise
en scène montrera l’inverse du processus en cours. L’entreprise
apparaîtra comme multipliant les initiatives et les innovations dans le
domaine du numérique. Dans les faits, l’absence d’intégration de ces
actions, si performantes seront-elles, à une totalité fonctionnelle
impliquant une mutation de l’entreprise en résolgiciel, les voueront à
l’échec face aux écosystèmes informatiques rivaux.
Ce
scenario a pour double avantage d’une part de faire illusion auprès du
plus grand nombre, y compris auprès d’élites décisionnaires,
journalistes et analystes, et d’autre part de ne pas remettre en cause
les fondamentaux de l’entreprise, tant dans sa nature statique actuelle
que dans ses rendements généreux, fussent-ils décroissants. Il sera
demandé aux dirigeants, quels qu’ils soient, de conduire les départs en
retraite, les réductions d’effectifs et les baisses de marge jusqu’à
épuisement. Orange sera cette couleur gaie comme on en voit parfois dans
les unités de soins palliatifs.
Comment penser France Télécom
autrement, tant puissantes sont les inerties et les médisances ? Faire
de cette entreprise le fer de lance de notre révolution numérique ?
Beaucoup voient cela comme un oxymore. Le saut périlleux du
tétraplégique, en quelque sorte. Et de décrire comment ce monstre
perclus et anémique échouerait avant même d’avoir commencé. (…)
Il
se peut que cela soit tout l’inverse et que cette bête blessée soit
notre meilleur appui. Foch, après la contre-offensive de la Marne en
1914, arrachant la victoire d’un désordre sanglant et désespéré, eut,
paraît-il, ces mots : On gagne les batailles avec les restes.
Pierre Bellanger, La souveraineté numérique. Stock janvier 2014.
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