Nous traversons depuis six ans une crise financière qui a profondément perturbé nos économies. Aujourd’hui, certaines nations regagnent le chemin de la croissance. Mais avec une différence par rapport aux crises d’antan : l’emploi ne reprend pas avec la même vigueur. Nous assistons à un découplage progressif entre croissance et emploi. C’est un phénomène nouveau qui met en cause la plupart des remèdes actuels au chômage fondés sur la traditionnelle corrélation directe entre travail et dynamique économique.
Jadis, une crise faisait disparaître des emplois qui renaissaient la tempête passée ; aujourd’hui ce ne sont plus des emplois qui disparaissent mais des postes. Ceux-là ne réapparaissent plus au retour de l’activité. Ils ont été remplacés par des automatisations informatiques en réseau.
La crise économique a masqué une seconde crise plus grave et plus profonde : la crise numérique. Nous la devons au développement des réseaux informatiques et à Internet. L’Internet ne vient pas s’ajouter au monde que nous connaissons, il le remplace. Nous ne vivons pas une révolution industrielle comme jadis, qui était une sorte de passage de relais transformant le paysan en ouvrier puis l’ouvrier en employé, nous sommes – sans vraiment en avoir encore conscience – au cours, non pas d’une révolution, mais d’une substitution de notre système économique par Internet.
Selon une étude récente de l’université d’Oxford reprise par The Economist, qui en fit sa une, et par le Financial Times, l’automatisation et les réseaux numériques vont remplacer près d’un poste du secteur tertiaire sur deux les vingt prochaines années. Dans quel monde vivrions-nous, si la moitié des classes moyennes avait perdu leurs emplois entre 1990 et 2010 ? C’est dans ce monde que nous allons.
On opposera à ce noir pronostic, le célèbre oxymore de la « destruction créatrice » de l’économiste Schumpeter. Selon cet adage, qui prône la mutation de l’ancien en moderne, même si la transition est douloureuse, chacun sera demain partie prenante de l’économie en réseau avec un nouvel emploi. À cela, deux remarques. La première : Internet, selon les projections, détruit quatre emplois pour un créé et seul un dixième de ces emplois est qualifié. La seconde : dans une économie mondialisée, les emplois sont détruits ici et créés ailleurs.
Demain, on ne se rappellera plus des subprimes ou de Lehman Brothers mais de notre inconscience de la crise numérique. On évoquera, avec stupéfaction pour les plus jeunes, cet ahurissant choix collectif qui nous fit financer par la dette un maintien fictif et chaque jour plus coûteux dans une économie du vingtième siècle en voie de disparition.
Imaginons-nous dans un passé alternatif, au début du vingtième siècle, alors que l’industrie automobile se destine à devenir le cœur de l’économie entière. Que ferions-nous si nous avions les mêmes réflexes qu’aujourd’hui ? Des start-ups ! Une pour les rétroviseurs, d’autres pour les balais d’essuie-glace ou les housses de siège … Et ne doutons pas qu’un Ministre bienveillant remettrait chaque année la « Housse d’or » à la plus méritante. Une pléthore d’équipementiers mais pas de motoriste ? Ah non.
Qu’est qu’un motoriste dans l’économie d’Internet ? Il répond du nom de résogiciel, c’est-à-dire un réseau de services liés (moteur de recherche, courrier électronique, carnet d’adresses, calendrier, carte, etc. …). Ce réseau de services s’adosse à un système d’exploitation (logiciel qui pilote les machines), ainsi qu’à des infrastructures de réseaux et à des offres de terminaux. Un écosystème complet qui est si utile et pratique que l’on ne peut plus s’en passer. Le modèle de la chaîne de valeur est simple : le plus productif capte la valeur du moins productif. Ainsi l’économie d’un pays voit sa valeur passer au réseau numérique et cette valeur est ensuite répartie entre résogiciels rivaux.
Nous sommes absents en tant que grande nation industrielle de ce transfert. Nous ne maîtrisons pas notre destin sur les réseaux informatiques. Telle est la question soulevée par la souveraineté numérique.
Et cette perte de souveraineté n’est pas qu’économique. Que signifie le défilé militaire du 14 juillet lorsque notre État est incapable de garantir à ses citoyens le secret de la correspondance ? Ce n’est pas la France, c’est la Syldavie de Tintin.
Nos stratégies, nos brevets, nos conversations, nos secrets sont à livre ouvert pour autrui. Qu’est qu’un pays qui ne peut plus protéger ni la vie privée, ni la confidence nécessaire à l’élaboration de toute propriété intellectuelle ? C’est une colonie, un parc d’attraction houellebecquien, un musée.
Que faut-il faire ? Écrire un livre ? Alerter les plus hautes autorités de l’État ? C’est fait. Et maintenant ? Il faut un cadre législatif qui se fonde sur la liberté des utilisateurs et non plus sur le pillage des données. Beaumarchais a inventé le droit d’auteur, à nous de créer un nouveau droit de propriété : celui de sa trace numérique sur les réseaux. Cette propriété des données informatiques personnelles oblige à créer de nouveaux logiciels respectueux des utilisateurs : c’est la seconde chance de l’industrie européenne du logiciel. Ensuite, il faut localiser les données : tout captation et traitement de données provenant d’un citoyen européen doit avoir lieu sur le territoire communautaire et répondre de ses tribunaux. De plus l’exportation réglementée de données personnelles hors de l’Union doit être taxée, c’est la dataxe. Et enfin, tous les échanges informatiques français et européens doivent être systématiquement cryptés.
Cela fait, il nous faut un résogiciel national et européen. Plusieurs formules pour y parvenir sont possibles et quelques erreurs sont à éviter. Il y a plusieurs bonnes solutions et des exemples internationaux. Il sera le moteur de la mise en réseau de notre économie et de chacun de ses secteurs. Le réseau est notre chance et la condition de notre maintien dans ce monde nouveau. Et il nous faut comme centre de gravité de ce résogiciel un système d’exploitation souverain qui pilotera toutes les machines. Je vais le dire en anglais pour faire plus crédible : a sovereign operating system. L’acronyme qu’on tire signale la gravité de la situation. Nous sommes obligés d’être optimistes. Ne voit-on pas déjà l’Allemagne et le Brésil se réveiller ? Notre pays n’est-il pas en train lui aussi de prendre conscience ?
La croissance des réseaux informatiques est exponentielle, c’est-à-dire qu’elle est de plus en plus rapide. Nous n’avons pas le luxe du temps, c’est un état d’urgence. L’étude de The Economist calcule la probabilité de remplacement des emplois par les machines en réseau, métier par métier. Si vous êtes thérapeute, dentiste, entraîneur sportif ou prêtre, ne tenez pas compte de cette tribune. Tout va bien.
Pierre Bellanger 22/02/14
Fondateur et président du groupe Skyrock
Auteur de « La souveraineté numérique » paru chez Stock
Source : geste.fr
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